Des cocktails à l’image de leur cuisine : quand l’engagement s’invite au bar

Si la cuisine durable a su s’imposer dans de nombreux restaurants, les boissons, et en particulier les cocktails, restent souvent à la traîne dans la transition écologique. Pourtant, certains établissements, comme Le Botaniste en Normandie ou Frida à Bordeaux, prennent le sujet à bras-le-corps et proposent une carte de cocktails créatifs, artisanaux et responsables.
Ces restaurants repensent la façon de fabriquer un cocktail : de l’alcool choisi avec soin aux sirops maison, des ingrédients locaux aux gestes qui limitent les déchets, rien n’est laissé au hasard. Une démarche cohérente, pensée dans le prolongement de leur cuisine et de leurs valeurs.
À travers leurs témoignages et ceux des distillateur·ices et fournisseur·es qui les accompagnent, partons à la découverte d’une autre façon de penser (et de boire) les cocktails.

Une même philosophie pour l’assiette et le verre

Direction la Normandie, non loin de Bayeux et des plages du Débarquement. Le Château la Chenevière, ancien manoir du XVIIIe siècle, est aujourd’hui un hôtel de campagne 5 étoiles, abritant deux restaurants, dont le Botaniste labellisé 2 macarons Ecotable. Au cœur d’un jardin à l’anglaise abritant des arbres centenaires, ce restaurant cultive une cuisine en harmonie avec son environnement. Le chef, et chef-adjoint, Didier Robin et Hugo Genty, s’inspirent des saisons, de la terre et du potager en permaculture pour créer une carte vivante, profondément ancrée dans le terroir normand.

« Ce petit potager s’est transformé en véritable production de plus de 2 hectares qui fournit en légumes, en herbes les cuisines du Château. Et puis il y a un véritable travail d’équipe entre les cuisines et les jardiniers pour trouver des associations intéressantes. », confie Olivia Dicker, propriétaire du Château et responsable de la communication.

À quelques centaines de kilomètres au sud, changement d’ambiance mais pas de philosophie. Frida, situé dans le vieux Bordeaux, est un lieu hybride et chaleureux, à la fois restaurant, bar à vin et bar à cocktails. Également labellisé Écotable, l’établissement cultive l’art du partage autour d’une cuisine de saison, généreuse et vivante, renouvelée régulièrement.

Pour ces deux établissements, la cohérence et le bon sens sont de rigueur. C’est donc en toute logique que leur carte de cocktails s’est alignée aux valeurs de la cuisine. Le cocktail n’est pas un « à-côté », il prolonge l’expérience, raconte une histoire et surtout, incarne les mêmes engagements que l’assiette. 

« Le cocktail, c’est la première chose que le client découvre. C’est notre premier moyen de communication avec lui. » , souligne Olivia de La Chenevière.

Sourcing rigoureux, réduction de l’empreinte écologique, créativité artisanale : la même exigence s’applique aux boissons qu’aux plats. Et cette cohérence repose aussi sur une véritable collaboration entre la cuisine et le bar. Le barman n’est pas relégué à un poste à part : il fait pleinement partie de l’équipe culinaire, participe aux réunions, goûte chaque plat, s’imprègne des saveurs.

« Notre barman, Alban, déguste la carte. On organise des dégustations régulières, il goûte tous les plats du chef et échange avec lui. Il construit sa carte de cocktails en écho à celle des mets. », poursuit Olivia.

Cette proximité entre cuisine et bar est essentielle, notamment lorsqu’on parle de sobriété matière. Car la création de cocktails peut générer une quantité importante de déchets organiques (notamment pelures, restes de fruits, herbes flétries…). En travaillant main dans la main, il devient possible de réduire considérablement ces pertes.

C’est ce que confirme Alexandre Distel, responsable du bar chez Frida :

« Notre shrub du moment, c’est un sirop vinaigré à la grenade. La cuisine récupère les grenades utilisées pour en faire une vinaigrette, par exemple. On essaie vraiment de se compléter pour éviter le gaspillage. »  

Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres. Frida regorge de trouvailles antigaspi : l’un des cocktails création de la carte, l’Oyster Coaster, est né de l’envie de revaloriser un déchet de la cuisine, les coquilles d’huîtres. Elles sont infusées dans du gin et offrent une création iodée surprenante, qui incarne à elle seule cette nouvelle manière de penser le cocktail : inventive, respectueuse, circulaire.

Des cocktails maison, locaux, durables…et créatifs

Bien entendu, l’anti-gaspillage n’est pas la seule démarche mise en place par ces établissements. Le fait-maison est un standard et passe également par le verre. Que ce soit au Botaniste ou chez Frida, les équipes du bar essayent au maximum de réduire leurs achats de produits transformés. 

Les sirops en sont de bons exemples. Au Botaniste, on s’inspire directement du jardin et du potager pour composer des sirops végétaux et aromatiques : sirop de noisette, de sureau ou encore de shiso pourpre. Le jardin s’exprime dans le verre. Même approche chez Frida, où tout est préparé en interne, à commencer par le sirop de sucre, base incontournable des cocktails maison : « Pour la simplicité des préparations, on fait directement notre sirop. Le sirop de sucre c’est notre base et après on va travailler d’autres types de sirops. » explique Alexandre Distel, responsable du bar. 

Mais les sirops ne sont qu’un début. Dans l’univers du cocktail, chaque élément est un terrain d’exploration. Shrub, solution acide, infusion de plantes ou d’épices, détournement d’alcool, préparation fermentée, les mixologues redoublent de créativité pour s’affranchir des produits industriels.

Proposer un cocktail engagé, c’est aussi réfléchir à la saisonnalité : pas de fraises en décembre ni de menthe fraîche importée en février. Le Botaniste et Frida l’ont bien compris en réalisant des changements réguliers de leurs cartes ou en trouvant des alternatives, comme la solution acide faite maison pour remplacer le jus de citron, présentée par Alexandre :

« Pour l’acidité, on utilise une solution acide faite maison avec de l’acide citrique, de l’acide malique et de l’eau pour éviter d’utiliser des jus de citrons tout fait ou qu’on presse nous hors saison. » 

La contrainte devient alors source de création. C’est là toute la richesse d’une démarche durable : elle stimule l’inventivité. Au Botaniste, les expérimentations potagères menées par les maraîchers se retrouvent aussi bien dans l’assiette que dans le verre. Les variétés de menthe en sont une belle illustration : 

« On a une collection de menthes assez folle ! Une vingtaine de variétés différentes : menthe aquatique, menthe-fraise, menthe-ananas… C’est très intéressant pour les cocktails. », raconte Olivia. 

Ce travail de valorisation ne se limite pas au jardin, il s’étend aussi aux ressources locales : fruits, herbes, jus, tout est réfléchi pour privilégier les producteurs et artisans de proximité. 

Enfin, la démarche responsable ne s’arrête pas aux ingrédients. Elle s’étend à tout ce qui entoure le cocktail : pailles supprimées ou réduites au strict nécessaire, dessous de verre repensés ou supprimés, ou encore fabrication de supports durables en bois par des artisans locaux. Une réflexion globale est menée, dans les moindres détails, pour faire du cocktail un acte engagé, joyeux et conscient.

Frida

Vers une filière cocktail plus responsable : quelles alternatives pour les alcools ? 

Les distilleries engagées comme partenaires

Fait maison, ingrédients locaux, réduction des déchets, synergie entre cuisine et bar… Le cocktail écoresponsable ne se limite pas à un assemblage de gestes. C’est une démarche globale, qui passe aussi et surtout par un choix réfléchi des alcools utilisés. Car derrière chaque spiritueux, il y a une histoire de production, un impact environnemental, un terroir à explorer ou à préserver.

Chez Frida comme au Botaniste, cette cohérence va jusqu’au fond du verre : les deux établissements travaillent avec des fournisseurs, producteurs et distillateurs locaux, avec qui ils tissent des liens de confiance.

Frida travaille principalement avec la Cave Titoune, un fournisseur qui englobe énormément de références et qui est également implanté à Bordeaux. Ou encore la Maison Mounicq qui propose le gin Avem, réalisé à partir de raisins bordelais. 

Du côté de la Normandie, le Botaniste explore aussi le potentiel local. L’équipe collabore avec la Distillerie C’est Nous, une micro-distillerie indépendante fondée en 2016 par Julie Le Roux et Dave Mullard, en périphérie de Caen. Leur gamme de produits artisanaux – gin, limoncello, pastis du verger, liqueur de café ou encore gins arrangés aux fruits de saison – reflète une vision engagée de la distillation.

Mais leur démarche ne s’arrête pas là : collaboration avec des producteurs locaux, alambics traditionnels en cuivre, installations économes en eau, pas de système de filtration ou d’ajout d’additifs, mise en place de BIB pour fournir les établissements, etc. Julie et Dave défendent un artisanat sincère, respectueux du produit comme de l’environnement.

« La distillation peut être très énergivore en eau, car on chauffe pour concentrer les arômes puis on refroidit. En circuit ouvert, les volumes d’eau peuvent être énormes. On a donc mis en place un circuit fermé avec récupérateur d’eau de pluie pour limiter l’impact. » explique Julie, fondatrice de la distillerie. 

Cette philosophie est partagée par d’autres distilleries artisanales, à commencer par la distillerie du Chant du Cygne, perchée sur le plateau cordais, aux portes de Gaillac. Ici, Pablo Lerey signe des alcools naturels et vivants, fidèles à leur terroir, et est signataire du manifeste des gnôles naturelles. La grande particularité de la distillerie est de créer ses propres bases d’alcool. 

« En m’installant ici, je voulais réaliser des eaux de vie de terroir de A à Z en commençant par l’eau de vie et ensuite petit à petit, j’ai découvert la flore locale autour de moi, donc je me suis mis à faire pas mal de cueillette sauvage. », confie Pablo. 

Pablo ne cultive rien lui-même hormis quelques plantes mais travaille en étroite collaboration avec les vignerons du coin, ses voisins, pour récupérer les excédents, les vins déclassés, ou encore le marc de raisin. Il donne ainsi une seconde vie à ces matières premières issues de l’agriculture locale. À travers cette pratique, Pablo renoue avec la fonction originelle de la distillation : un acte de transformation au service de l’agriculture paysanne.

Dans sa gamme permanente, on retrouve quatre spiritueux : Origin, Origin Fumé, l’Anis distillé et l’Absinthe. Tous sont élaborés à partir de plantes cueillies aux alentours : fenouil, hysope, mélisse, baies de genévriers… Des créations qui rendent hommage à la biodiversité de son territoire.

Et parce qu’il aime expérimenter, Pablo a également collaboré avec L’Eau des Vivants, une autre distillerie artisanale, pour créer deux liqueurs sans produits importés, à base d’orge torréfié (pour une alternative au café) et de mélilot, une plante vanillée cultivées par Vanessa Vialettes, une agricultrice voisine. Pas de café, pas de vanille importée, mais des équivalents locaux tout aussi aromatiques.

La distillerie du Chant du Cygne incarne cette nouvelle génération de distillateurs qui ne réinvente pas un métier ancestral, mais lui redonne du sens. Un artisanat agricole, profondément ancré dans un territoire, respectueux des cycles vivants, inspiré par les pratiques d’hier pour répondre aux défis d’aujourd’hui. 

« Faire des eaux-de-vie de terroir, c’est défendre un territoire, un écosystème et les gens qui y vivent », conclut Pablo.

Argotier : des cocktails en vrac responsables

Mais qu’en est-il des établissements qui n’ont ni mixologue attitré, ni espace dédié, ni temps suffisant pour concevoir des cocktails maison ?

C’est précisément pour répondre à cette réalité du terrain – marquée par des problématiques de personnel, de logistique ou d’aménagement – qu’est née Argotier, une marque de cocktails engagés prêts à boire, fondée en 2021 par Luca Pandolfo, Thomas Guglielmetti et Denis Lefranc.

Loin des cocktails industriels standardisés, sucrés et bourrés d’additifs, Argotier revendique une approche artisanale et responsable. Leur ambition ? Proposer aux professionnels de la restauration et du bar, des cocktails de haute qualité, déjà prêts à servir, mais réalisés avec les mêmes exigences qu’un bon bartender : ingrédients faits maison, produits français, circuits courts, sans arômes artificiels ni colorants, et une logique zéro déchet.

« Le cocktail prêt à boire a mauvaise presse. Mais notre but n’est pas de remplacer les mixologues, c’est de leur donner un outil, une solution pour proposer une carte cohérente, éthique et créative, même quand les conditions ne le permettent pas », explique Thomas, co-fondateur.

Luca, qui vient lui-même du monde de la mixologie, a conçu les recettes avec cette exigence : des créations originales, équilibrées, imaginées comme un complément malin aux cartes de cocktails existantes. Et pour aller au bout de la démarche, l’équipe a mis en place des solutions concrètes pour limiter leur impact environnemental.

« Aujourd’hui, on reçoit nos spiritueux en DRUMS de 220 L en plastique. On a monté un partenariat avec l’ESAT de Chatou, spécialisé dans le paysagisme, qui réutilise nos contenants en récupérateurs d’eau pour leurs propres clients. Rien n’est jeté, tout est réutilisé.» confie Thomas. 

Argotier incarne ainsi une forme d’innovation au service de la transition écologique : en s’adressant à un public professionnel qui n’a pas toujours les moyens de faire du sur-mesure, la marque propose des alternatives concrètes, fiables, sans compromis sur le goût ni sur les valeurs.

« Dans 80 % des cas, nos clients servent les cocktails tels quels. L’idée, c’est que le temps gagné sur la création soit investi ailleurs : dans la présentation, le dressage, le moment d’envoi. On veut leur donner le temps de créer l’effet waouh à table.» 

Avec Argotier, le cocktail prêt à boire trouve une seconde image : celle d’un outil accessible pour démocratiser l’offre responsable, sans renoncer à l’exigence gustative, à l’esthétique ni à l’engagement.

Une nouvelle culture du cocktail durable est en marche

Si elle reste encore confidentielle, la culture du cocktail durable s’installe peu à peu dans certains établissements pionniers. Elle se construit lentement, mais sûrement, portée par des professionnels convaincus, des fournisseurs engagés, et une clientèle de plus en plus curieuse. Derrière le plaisir du verre, c’est toute une nouvelle manière de penser l’expérience du bar qui émerge : plus consciente, plus sensible, et surtout profondément cohérente avec la démarche écoresponsable de la cuisine.

Ce que recherchent aujourd’hui de nombreux clients dépasse le simple fait de bien boire. Ils veulent comprendre ce qu’ils consomment, connaître l’origine des produits, découvrir de nouvelles saveurs. Cette curiosité ouvre un espace d’expression formidable pour les bars engagés, qui peuvent proposer des créations végétales, fermentées, locales, et raconter les histoires qu’elles contiennent. Chez Frida comme au Botaniste, les retours clients montrent que l’envie d’apprendre, de découvrir des ingrédients peu connus ou des usages oubliés est bien là. On ne vient plus simplement chercher un classique revisité, mais une vraie expérience de dégustation, qui raconte un lieu, un terroir, un engagement.

La formation des équipes devient alors un enjeu central. C’est ce que cultivent ces établissements à travers un dialogue étroit entre cuisine et bar, mais aussi en tissant des liens réguliers avec les producteurs, en organisant des visites de potager ou en dédiant du temps à la réflexion collective.

Chez le Botaniste, ce lien se nourrit toute l’année. L’ensemble de l’équipe participe à ces immersions, quel que soit son poste ou son ancienneté.
« On fait des visites de potager avec notre maraîcher, les chefs, et tout le monde. Même les stagiaires doivent faire ces visites pour voir vraiment les herbes, les fruits et les légumes qui poussent », raconte Olivia.

Ce lien organique à la terre, aux produits et à ceux qui les font pousser permet non seulement de souder les équipes, mais aussi d’embarquer les clients dans cette vision. Une vision où le cocktail n’est plus une simple boisson, mais un récit vivant, enraciné dans le réel.

Car un cocktail ne se contente pas de désaltérer. Il crée une émotion, il ouvre un imaginaire. Comme un plat, il est une manière de raconter une histoire, de faire passer un message, sans jamais tomber dans la leçon. Il est un médium ludique, sensoriel, accessible, qui peut faire naître des prises de conscience. Servi au bon moment, dans le bon contexte, il peut même devenir une véritable porte d’entrée vers des engagements plus profonds.

Mais malgré l’enthousiasme qu’il suscite, le cocktail durable reste encore loin d’être la norme. Sa généralisation se heurte à plusieurs freins. Beaucoup d’établissements n’ont ni le personnel formé, ni le temps, ni les moyens logistiques pour se lancer dans cette aventure. Le bar est souvent relégué à un simple complément de la salle ou de la cuisine. 

À cela s’ajoute un manque criant de formation. La mixologie durable reste un angle mort dans les écoles hôtelières et les centres de formation. On y enseigne encore largement les cocktails classiques, sans aborder les dimensions écologiques, artisanales ou territoriales. Et sur le plan économique, proposer un cocktail maison, frais, local, forcément plus coûteux, n’est pas toujours soutenu par un modèle de rentabilité viable, surtout dans un secteur fragilisé par les crises successives. 

Pourtant, les graines sont bien là. Elles germent dans les potagers, s’expriment dans les alambics, s’échangent au comptoir. Elles tracent un autre chemin possible pour la filière boisson en restauration, plus cohérent, plus vivant, plus juste. Cette culture du cocktail durable n’est pas un effet de mode. Elle est le prolongement logique d’un mouvement de fond, celui d’une restauration qui veut faire mieux, avec sens, avec soin, avec passion.

En savoir plus : www.ecotable.fr/pro 

Par Mathilde Bouterre

Associated resources (for subscribed professionals)

Impact subscribers have access to a catalog of educational resources for understanding sustainable food issues and implementing environmentally responsible practices.