Les écosystèmes aquatiques d’Europe en danger : la face cachée du progrès agricole

Champ

Sur fond de développement rapide du secteur agricole en Europe, la question de son impact sur les ressources naturelles, notamment marines et côtières, est de plus en plus souvent soulevée. Pourtant, rares sont ceux qui réfléchissent à l’influence que l’agriculture exerce sur les écosystèmes marins et côtiers européens. Le ruissellement des engrais, le drainage des marais, la destruction des barrières naturelles, le développement des fermes piscicoles — tous ces processus conduisent à la pollution des eaux, à la perte de biodiversité et à la dégradation des écosystèmes. Cet article met en lumière l’interconnexion entre les pratiques agricoles terrestres en Europe et l’état du milieu marin, tout en examinant les pistes pour des solutions plus durables.

Des engrais aux zones mortes

L’agriculture est l’une des principales sources de nutriments déversés dans les cours d’eau d’Europe. Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, entre 30 et 50 % des engrais azotés et jusqu’à 70 % des phosphates — des fertilisants qui ne sont jamais absorbés par les plantesentre 30 et 50 % des engrais azotés et jusqu’à 70 % des phosphates — des fertilisants qui ne sont jamais absorbés par les plantes, mais dont une partie excédentaire n’est pas absorbée — sont lessivés des champs par les pluies et l’irrigation, puis transportés par les rivières vers les mers.

Ce processus provoque un phénomène connu sous le nom d’eutrophisation : en réponse à un apport excessif en nutriments (notamment azote et phosphore), les algues et microalgues se multiplient massivement, obstruant progressivement la lumière nécessaire aux écosystèmes aquatiques. Cette croissance exagérée favorise ensuite le développement de bactéries chargées de décomposer cette végétation excédentaire. Ces bactéries consomment beaucoup d’oxygène, appauvrissant l’eau en oxygène dissous. Résultat : les poissons et autres organismes marins meurent d’asphyxie, entraînant la formation de « zones mortes » dans les zones côtières et d’eau douce. Certaines microalgues toxiques prolifèrent également, empoisonnant la faune marine, tandis que certaines cyanobactéries d’eau douce produisent des toxines dangereuses pour la santé humaine.

En ce qui concerne la mer Méditerranée, qui borde de nombreux pays européens, l’urbanisation massive des zones côtières à des fins agricoles et touristiques mène également à la dégradation d’écosystèmes marins sensibles, notamment des habitats coralliens, et à la disparition d’espèces essentielles. Les rejets agricoles, contenant les engrais susmentionnés, des pesticides et des matières organiques favorisant la floraison de ces algues, entraînent aussi la mort massive des communautés coralliennes. La construction de barrages provoque des variations de température et de salinité auxquelles les coraux sont très sensibles. Et en raison du ruissellement accru de particules microscopiques et de matières solides non dissoutes, la transparence de l’eau diminue, limitant l’accès à la lumière du soleil pour les algues symbiotiques (zooxanthelles) vivant dans les tissus des coraux et réalisant la photosynthèse, tout comme les plantes, pour leur fournir de l’énergie.

La mer Baltique est quant à elle la région la plus vulnérable d’Europe. En raison des rejets agricoles, elle abrite les plus grandes zones mortes du monde. Aujourd’hui, plus de 100 000 km² de fonds marins y sont morts.

Algues
Coraux

Histoire des méthodes agricoles intensives et de leurs conséquences terrestres

Outre la pollution chimique, les méthodes agricoles causent des dommages irréversibles aux zones côtières terrestres. En France, le drainage des marais à des fins agricoles a une longue histoire. Dès le début du XVIIe siècle, sous le règne d’Henri IV, son ministre Maximilien de Béthune, duc de Sully, a lancé de vastes projets de mise en valeur des terres. Sully visait à restaurer et accroître la productivité de l’agriculture française, dévastée par les guerres de religion. Il affranchissait les agriculteurs de leurs dettes fiscales, encourageait le développement de la culture des champs, de la viticulture et de la sylviculture, et améliorait les infrastructures de transport pour faciliter l’acheminement des produits agricoles. L’objectif de ces mesures était de transformer les terres marécageuses en surfaces agricoles fertiles, ce qui a contribué à l’augmentation de la production de cultures comme le maïs, puis la betterave.

La disparition des zones tampons naturelles, telles que les forêts côtières, les parcelles de végétation naturelle, les roseaux et les joncs — qui constituaient autrefois un habitat pour de nombreuses espèces végétales et animales et jouaient également un rôle crucial de filtres naturels et de protection contre l’érosion — intensifie la pollution des eaux côtières et rend les écosystèmes plus vulnérables. Par ailleurs, la destruction des marais augmente le risque d’inondations, en perturbant la régulation naturelle de l’équilibre hydrique.

Il ne faut pas oublier qu’en janvier 2025, la région de Bretagne, a connu les pires inondations des dernières décennies. À Rennes, le niveau de l’eau a atteint des sommets historiques, nécessitant l’évacuation de centaines d’habitants. Bien que la cause immédiate de l’inondation ait été de fortes précipitations, le drainage historique des marais et la transformation du paysage naturel ont pu aggraver la situation, en réduisant la capacité du territoire à absorber naturellement l’excès d’eau.

En plus d’augmenter les risques d’inondation, la destruction des marais entraîne également une hausse des émissions de gaz à effet de serre. Les tourbières — ce sont des zones humides riches en matière organique partiellement décomposée — jouaient autrefois un rôle important en tant que réservoirs naturels de carbone. Cependant, lorsqu’elles sont asséchées, ce carbone accumulé se décompose rapidement au contact de l’air et libère ainsi des volumes significatifs de CO₂ dans l’atmosphère, contribuant au changement climatique.

Or, les opérations de drainage des marais se poursuivent encore aujourd’hui, ce qui conduit, en plus de tous les problèmes cités, à une réduction de la biodiversité : des espèces uniques de flore et de faune, adaptées à ces écosystèmes, disparaissent. Par exemple, des baies comme la canneberge ou la myrtille des marais doivent être importées en France depuis l’étranger. Et les oiseaux aquatiques, amphibiens et insectes — qui jouent un rôle essentiel dans le maintien de l’équilibre écologique — sont privés de leurs habitats naturels.

Un oiseau dans le marais
Marais

Espèces invasives et aquaculture

Cependant, l’intervention humaine dans les écosystèmes aquatiques ne se limite pas aux territoires naturels bordant les cours d’eau — elle se manifeste également par l’exploitation active de ces milieux aquatiques eux-mêmes. L’un des exemples les plus frappants est l’aquaculture, notamment le développement des fermes piscicoles — en particulier l’élevage massif de saumons — qui occupe chaque année une place croissante dans la production mondiale de protéines.

Les grandes fermes de saumons en Norvège polluent les mers par les antibiotiques, les produits chimiques et les déjections de poissons. De plus, leur alimentation nécessite la capture d’un nombre considérable de poissons sauvages, ce qui entraîne une baisse alarmante de leur population.

La passion pour les produits de la mer en Europe ne se limite pas aux poissons — les crustacés, notamment les crevettes, occupent une place bien établie dans la culture gastronomique, des tables festives aux apéritifs quotidiens. Cependant, leur apparition sur les étals est accompagnée de certaines conséquences. Si la majorité des élevages européens utilisent des systèmes fermés à terre, certaines exploitations en Espagne, installées à proximité immédiate du littoral. Contrairement aux systèmes de recirculation fermés (où l’eau n’entre pas en contact avec la nature), dans les fermes marines, l’eau circule en permanence. Bien qu’une telle technologie crée des conditions aussi proches que possible du milieu naturel, et que l’eau, riche en micro-organismes, fournisse une alimentation pour les espèces élevées sans besoin d’alimentation supplémentaire ou d’utilisation d’antibiotiques, elle présente des risques plus élevés en termes de propagation d’espèces invasives, qui supplantent la faune locale. Les larves et œufs d’espèces étrangères peuvent accidentellement pénétrer dans l’environnement par les eaux usées des fermes, et parfois des crevettes adultes s’échappent à cause de défaillances dans les barrières, de fortes pluies, de tempêtes, d’inondations ou de mauvaises pratiques de gestion. Les crevettes invasives croissent souvent plus rapidement, sont moins sensibles aux maladies, n’ont pas de prédateurs naturels dans leur nouvel environnement, et manifestent une plus grande agressivité dans la recherche de nourriture — ce qui leur donne un avantage sur les espèces locales de crustacés. Certaines espèces invasifs, telles que l’écrevisse à pinces rouges (Procambarus clarkii), originaire du sud-est des États-Unis, ou l’écrevisse signal (Pacifastacus leniusculus) d’Amérique du Nord, creusent activement le fond des plans d’eau, modifiant la structure des sédiments et détruisant l’habitat des espèces locales.

Crevettes
L’élevage de crevettes

En Bref

Il est clair aujourd’hui que les écosystèmes aquatiques de l’Europe subissent une pression considérable — de la pollution par les engrais à la destruction des marais, en passant par la propagation d’espèces invasives via l’aquaculture. Pourtant, c’est précisément cette prise de conscience qui nous donne une chance de changement. Des méthodes agricoles durables, une régulation stricte de l’aquaculture, la restauration des barrières naturelles telles que les tourbières et les forêts côtières, ainsi que le respect des normes écologiques peuvent non seulement atténuer les dommages, mais aussi redonner aux mers leur richesse d’antan.

La responsabilité ne repose pas uniquement sur l’État, mais également sur chacun d’entre nous — de nos habitudes de consommation au choix de nos produits et au soutien des initiatives durables. L’avenir des mers européennes et des autres écosystèmes est encore entre nos mains — et cet avenir peut bel et bien être propre, vivant et équilibré.

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