C’est quoi, une boulangerie écoresponsable ?

Avec près de 35 000 établissements en France, la boulangerie-pâtisserie occupe une place essentielle dans notre alimentation. Dans un contexte d'inflation et de crise énergétique, le commerce préféré des Français est en pleine mutation : diversification de l’offre, montée en gamme, digitalisation accrue… Face à l’essor des boulangeries industrielles et aux défis économiques, partout en France, des néo-boulangers bousculent les codes de la boulangerie traditionnelle pour réinventer des modèles plus vertueux au niveau environnemental, social et sanitaire. Leur credo : un approvisionnement pointilleux et une revalorisation du savoir-faire artisanal. Ils sont aussi des pros de l’anti-gaspi. Mais ça veut dire quoi, exactement, être une boulangerie écoresponsable ? Nous avons posé la question à certains d’entre eux, à Paris, Toulouse et Nantes.

Retour aux racines et modernité

« Là où dans la restauration il y a un vrai travail qui a été fait ces dernières années, notamment sur l’origine des matières premières, ça évolue très doucement en boulangerie-pâtisserie. C’est pour ça qu’on a décidé de se lancer, avec comme objectif de faire de la boulangerie engagée et surtout de revaloriser le savoir-faire artisanal qui a tendance à se perdre au profit des produits semi-finis ou surgelés. Pour nous, être néo-boulanger, c’est inventer la boulangerie de demain, en étant résolument modernes tout en revenant au savoir-faire d’antan. » 

C’est aujourd’hui la recette de Tranché, qui tranche avec ses couleurs vives et ses pains au levain. Après un parcours en restauration, Marie Debié a fondé avec son associé Augustin Rivoire la première boulangerie Tranché fin 2022, à Paris.

« On est tombés des nues en découvrant tous les catalogues de pâtisserie qui existent. Il y a eu pléthore de fournisseurs qui sont venus nous présenter leurs services, avec possibilité de commander un croissant penché sur la droite, ou la gauche, des éclairs, des fraisiers, des tartelettes… ce qui faisait que globalement, il n’y avait plus besoin d’une équipe pour les produire. Ça a renforcé notre volonté de créer quelque chose qui soit plus sain et plus dans l’air du temps en termes de sourcing que ce qu’on pouvait voir dans la globalité du marché », continue Marie Debié. La marque compte désormais quatre boulangeries dont les trois premières sont labellisées Écotable, ainsi qu'un atelier de fabrication pour ses créations pâtissières en région parisienne.

Revaloriser le savoir-faire boulanger. Farine, au Pré-Saint-Gervais. Photo Agathe Deroque

Le fournil au coeur d'un écosystème 

Autre boulangerie, autre modèle : à Nantes, Pierre-Antoine Arlot et son épouse Chin-Jy Cheng s’inspirent de coffee shops vus à Londres ou à Copenhague pour créer leur café-boulangerie au cœur du quartier de la Création en 2019. « Quand on a fondé La Maison, notre objectif, c’était de créer un vrai atelier artisanal où tout est fait maison. Un lieu chaleureux, ouvert, où on se sent comme chez soi. Quand on entre, on est directement dans l’atelier, avec les tables de façonnage au bout du comptoir », explique Pierre-Antoine Arlot. La Maison, qui est passée de cinq salariés à une vingtaine aujourd’hui, produit chaque jour plus de 500 kg de pain, vendu sur place mais aussi à une trentaine de restaurants et une vingtaine de magasins bio. 

L’objectif, pour le boulanger, c’est de proposer le meilleur pain possible d’un point de vue gustatif et le plus vertueux d’un point de vue écologique. « Dès le début, notre volonté était de concilier gastronomie et écologie : tous les choix qui ont été faits ont été dirigés dans ce sens-là », poursuit Pierre-Antoine Arlot. C’est ce qui a permis à La Maison d’obtenir la plus haute note du label Ecotable dès sa première année.

« Chez les néo-boulangers, on voit beaucoup de micro-fournils qui produisent en très petite quantité. Nous, on voulait montrer que c’était possible de le faire à plus grande échelle ». Une nouvelle sorte de boulangerie, hybride, conçue comme un écosystème.

Par exemple, pour limiter le gaspillage, tous les invendus de la boulangerie deviennent la matière première du restaurant. « Le snacking représente plus d'un tiers des ventes aujourd’hui en boulangerie. On demande aux boulangers de savoir tout faire, donc soit ils se forment, soit ils font faire à quelqu’un d’autre. Nous, on a choisi de tout faire maison avec des salariés qualifiés à tous les postes : on a donc des purs boulangers, des purs pâtissiers et des purs cuisiniers qui viennent de la bistronomie. » Un modèle très exigeant, reconnaît Pierre-Antoine Arlot : « c'est un challenge au quotidien car on travaille avec des produits qualitatifs qui coûtent cher, il faut être très précis sur les marges. » 

Farines bio et locales

Deux engagements-clés pour ces néo-boulangers qui bousculent la boulangerie traditionnelle : l'approvisionnement et le travail artisanal. C’est le cas de l’atelier de boulangerie Terra Maïr, à Toulouse, qui fournit notamment restaurants et magasins bio de la ville rose en pain 100% bio, 100% artisanal.

« C’est important d’être sur des matières premières locales et bio, pour nous les deux vont de pair. Le top, c’est d’avoir la traçabilité entre le blé et la production finale, quand on travaille avec des paysans meuniers par exemple, même si ce n’est pas possible de le faire sur toutes les farines pour des questions de volume. Et quand on n’est pas sur du local et qu’on ne peut pas vérifier les conditions de production de nos fournisseurs, on fait confiance au label équitable », confie Suzy Dionisio Pichot, directrice de Terra Maïr. Les farines sont brutes, sans additifs ni "améliorants". La base. Si tous ne font - ou n’affichent - pas forcément l’étiquette 100% bio, ils ont en commun un sourcing très exigeant : des matières premières de qualité et en circuit-court. 

« Le pain, c’est seulement trois ingrédients : de l’eau, de la farine et du sel, rappelle Pierre-Antoine Arlot. Aujourd’hui ce n’est pas compliqué de se fournir en farines de blé bio en France, on est le deuxième producteur d’Europe. »  Le boulanger travaille avec plusieurs meuniers, de différentes envergures, pour se fournir en farines de blé classique mais aussi de variétés anciennes dites "de population", ou encore de maïs, sarrasin, petit épeautre… Une diversité de céréales qui permet de proposer une gamme de pains originaux, mais surtout avec de hautes valeurs nutritionnelles.

Revaloriser le savoir-faire boulanger. Farine, au Pré-Saint-Gervais. Photo Agathe Deroque

Pains au levain naturel

Chez ces boulangers engagés, le levain naturel est aussi un marqueur très fort.  Ce simple mélange de farine et d'eau qu’il faut nourrir, chaque jour, a l'avantage notamment de pré-digérer le fameux gluten contenu naturellement dans le blé, et de rendre ainsi le pain plus digeste. Il permet aussi au pain de se conserver plusieurs jours. Travailler avec du vivant, c’est une autre façon de faire le pain. « Il faut prendre le temps de laisser reposer les pâtes, d’écouter le pain, parce que si on fait toujours la même recette, les conditions ne sont jamais exactement les mêmes », observe Suzy Dionisio Pichot. Le pain artisanal au levain, c’est une philosophie : « Reprendre le temps de bien faire des choses », résume Marie Debié. Même sur la partie viennoiserie. « Ça veut dire la faire intégralement maison, de A à Z. Il faut deux jours pour faire un croissant. » 

Vente au poids : le vrai prix du pain

Leur objectif à tous : revaloriser ce savoir-faire artisanal boulanger qui s’est perdu au profit des boulangeries industrielles. Et ça se voit en vitrine, où trônent les grosses miches de campagne vendues à la coupe et les pains spéciaux aux céréales moins connues. La baguette est toujours là, mais elle est faite au levain. « On la fait de manière cohérente avec notre démarche, au levain de petit épeautre, et comme tous nos pains elle est vendue au poids, soit 6 € le kilo », indique Pierre-Antoine Arlot. À La Maison, elle pèse 400 grammes : « C’est plus gros que dans une boulangerie traditionnelle mais ça nous permet de réduire le temps de façonnage et donc le coût. Et en plus elle se garde 48 heures et elle n’est pas plus chère qu’ailleurs ! Quand on achète sa baguette 1,20 € on a l’impression qu’elle n’est pas chère, mais personne ne connaît le poids de sa baguette ! Le prix au kilo, ça permet de montrer le vrai prix du pain. Le bon pain n’est pas forcément plus cher », ajoute-t-il. Reste que le best-seller de la Maison n’est pas la sacro-sainte baguette, mais son pain de campagne, le "pain des anciens", le chouchou des restaurateurs car il se conserve facilement sans perdre sa saveur. « La clé d’entrée, c’est que ce soit bon et accessible. Les clients viennent d’abord parce que c’est bon. Et après, si ça peut les amener vers d’autres choix, tant mieux. »

 Maison Arlot-Cheng, à Nantes Photos Anne-Claire Héraud

Des fournils ouverts et plus de transparence

Comme les cuisines des restaurants qui se sont ouvertes peu à peu, les fournils sortent des sous-sols et se montrent aux yeux des clients. Faire preuve de transparence, c’est une façon de créer du dialogue, de redonner confiance. « C’était essentiel dans notre projet : faire voir le travail artisanal, ne rien cacher », reconnaît Pierre-Antoine Arlot. Tous le reconnaissent : le métier d’artisan-boulanger souffre d’une vraie méconnaissance et il y a beaucoup de pédagogie à faire auprès des clients. Pour Marie Debié, de Tranché, il faut aussi faire évoluer la réglementation. « En France, vous pouvez vous appeler artisan-boulanger à partir du moment où vous pétrissez et cuisez sur place, mais ça ne dit rien de si vous achetez des viennoiseries ou des pâtisseries industrielles surgelées, ça ne dit rien non plus de la qualité de la farine que vous mettez dans le pétrin. » 

Un rapport saveur-nutrition-prix imbattable

Au Pré Saint-Gervais, en banlieue parisienne, Sophie Viot-Coster a redonné vie à une ancienne boulangerie, dans un quartier prioritaire en pleine réhabilitation. « Choisir de s’installer là, c’était déjà un engagement, beaucoup n’y croyaient pas », confie cette ancienne cadre reconvertie tombée dans la boulange par passion. Farine ouvre en mars 2023, avec la volonté de « rendre le bon pain accessible à tous », explique-t-elle. « Ça fait des années qu’on mange du mauvais pain, or le pain c’est un élément central de notre alimentation, et il offre toujours le meilleur rapport saveur-nutrition-prix. Le pain de campagne, ça nourrit ! » 

Plus encore que dans la restauration, la consommation énergétique est un sujet essentiel chez les boulangers-pâtissiers. « Dès le début du projet on a pensé les process de production pour être extrêmement sobres. L’ironie, c’est qu’on a ouvert juste au moment de la crise énergétique. » Par exemple, il n’y a qu’une toute petite vitrine froide pour les sandwichs. Tout le reste de la gamme, les viennoiseries et pâtisseries boulangères, se conserve à température ambiante. En un an, Farine est passé d'un à trois macarons Ecotable.

 Les pains de campagne de Farine, au Pré-Saint-Gervais. Photo Agathe Deroque

Ne pas oublier la dimension sociale 

Deux ans après son ouverture, le pari est gagné : Farine compte une douzaine de salariés (dont sept femmes), est rentable, et est devenu un point de rendez-vous du quartier. « Pour moi, dans l’écoresponsabilité, il y a la dimension sociale et humaine, dans l’entreprise mais aussi dans son environnement. La boulangerie, c’est un métier pénible et un secteur avec de gros problèmes au niveau des ressources humaines : plannings non respectés, heures supplémentaires non payées… Toutes ces dimensions sociales font partie intégrante de notre engagement. C’est bien d’avoir des produits bio mais pas à n’importe quelles conditions. L’équipe, c’est sûrement la partie la plus compliquée, mais quand ça fonctionne, c’est vraiment génial ! »

Zéro gaspi en boulangerie-pâtisserie : leurs solutions

Le gaspillage, c’est un enjeu majeur pour les boulangeries-pâtisseries. Selon l'Ademe, le gaspillage alimentaire représente 1 204 kg/an et 1,9 % du chiffre d’affaires (ratios médians), avec de grosses disparités selon les établissements. Les invendus représentent à eux seuls 60 % de ce gaspillage.

Chez Tranché, ne vous attendez pas à avoir l’intégralité de la gamme après 18 heures. « La production s’arrête tôt, les clients ont moins de choix mais du coup il y a très peu de produits qui restent. On a aussi un gros partenariat avec Too good To go et les pains de la veille sont vendus à moitié prix. Ce qui fait qu’on est quasiment à zéro niveau gaspillage », explique Marie Debié.

À La Maison Arlot-Cheng, à Nantes, les cuisiniers utilisent le pain de la veille dans leurs recettes ou réalisent du granola à partir des miettes de pain et des graines torréfiées. « On n’imagine pas tout ce qu’on récupère rien qu’en tranchant le pain ! » Produit phare du café : le compost cookie, réalisé avec tous les invendus de viennoiseries, et vendu 1,50€.

Chez Farine, au Pré-Saint-Gervais, rien ne se perd non plus : la pâtisserie boulangère se vend sur deux jours et se recycle en pudding pour les brioches ou en viennoiseries aux amandes. Le peu qui reste est récupéré par des associations locales comme les Restos du cœur.

Sources :
www.foodservicevision.fr/wp-content/uploads/2022/10/FSV_Pre%CC%81sentation_Revue-Boulangerie-Patisserie-2024.pdf

https://www.artisans-gourmands.fr/project/la-boulangerie-patisserie-en-pleine-mutation/

https://www.entrepreneursboulangerie.org/actualite/le-pain-et-les-francais-etude-conosmmation-pain-2021/?utm_source=chatgpt.com

https://librairie.ademe.fr/economie-circulaire-et-dechets/6472-gaspillage-alimentaire-dans-les-principaux-metiers-de-bouche.html


En savoir plus : www.ecotable.fr/pro 

Par Céline Bousquet