Violences en cuisine : quelques années après le #MeToo de la restauration, où en est-on ?

Une cheffe en cuisine

Lancé en 2017 et impactant tous les milieux, le mouvement #MeToo a fini par toucher le secteur de la restauration en 2020. De nombreux témoignages de violences, à caractère sexuel ou non, sont alors relayés dans la presse, entachant la jolie façade étoilée de la gastronomie française. Si la vague ne frappe pas le secteur de la restauration à la hauteur de ce qui pouvait être attendu, le mouvement a cependant permis de délier les langues et de faire émerger des mouvements tels que le compte Instagram « Je Dis Non Chef », ou encore l’association Bondir.e, un collectif engagé contre les violences en cuisine. Quelques années plus tard, quel est le bilan ? Les violences sont-elles toujours aussi présentes dans les brigades ? Les femmes ont-elles réussi à obtenir la place qu’elles méritent ? Pour faire un état des lieux, nous sommes allés à la rencontre de Laurène Barjhoux, cheffe et cofondatrice de l’association Bondi.re, et Marine Ricci, cheffe-enseignante au lycée hôtelier Jean Drouant, également engagée pour la prévention des élèves.

Laurène, peux-tu nous présenter Bondir.e ?

Laurène : Bondir.e est une association à but non lucratif fondée par des cheffes désireuses de faire évoluer le monde de la restauration. Ces dernières années, avec les réseaux sociaux, les langues ont commencé à se délier et de nombreux témoignages de violences en cuisine ont été mis en lumière par la presse. En septembre 2020, lors du festival culinaire Cheffes organisé par l’association Ernest, le sujet des violences en cuisine était très présent et plusieurs cheffes telles que Marion Goettle, Manon Fleury, Valentine Guenin, Laurène Barjhoux ou encore Natacha Collet se sont demandé comment faire évoluer le secteur de la restauration de manière concrète. Peu de temps après, de nombreuses écoles ont commencé à solliciter ces cheffes pour venir faire de la prévention auprès de leurs élèves. C’est comme ça qu’est né Bondir.e. Depuis, nous allons dans les écoles hôtelières pour parler avec les étudiants, comme avec les professeurs, dans le but de créer une prise de conscience et de faire évoluer les mentalités. C’est d’ailleurs dans ce cadre que nous avons rencontré Marine !

Au cours de votre carrière en restauration, avez-vous été confrontées à des violences en cuisine ? 

Marine : Quand j’ai commencé à travailler en cuisine, je n’étais pas assez mature pour me rendre compte de ce qui était normal ou pas. J'ai commencé à le conscientiser quand j’ai atteint la trentaine, avec l'expérience de la vie. Maintenant, quand je regarde en arrière, je me demande comment j’ai pu accepter certaines choses. Dès l'apprentissage, le sexisme était monnaie courante. Je n’ai jamais connu de violence physique, parce que je ne me suis jamais laissée faire là-dessus. C’était plus des « petites réflexions » en permanence. Par exemple, quand j’ai voulu aller travailler dans les restaurants étoilés de Lyon, où j’ai grandi, les portes des cuisines m’étaient toutes fermées. On me disait : « Tu présentes bien, tu es jolie, donc ta place est en salle ». C’est pour ça que je suis partie m'expatrier à Paris. C'était un petit peu mieux, même si ça restait quand même une ambiance assez machiste, tant au niveau directionnel que chez mes collègues.

On me disait : « Tu présentes bien, tu es jolie, donc ta place est en salle »

Laurène : Pour ma part, quand je suis arrivée dans le monde de la cuisine à 30 ans, après ma reconversion, j'ai pris une claque. Notamment par rapport à l’ambiance qu’il y avait dans la cuisine. Ce n’était pas du tout la même ambiance que lorsque j’étais graphiste et que je travaillais dans un studio de création. Au-delà de ça, on se prend une claque au niveau des horaires, du rythme  et de la pression. Pour moi, la violence vient  surtout du fait qu’on évolue dans une atmosphère à laquelle on n’est pas habitué. En fait, on arrive un peu dans une machine à laver au début. Donc on attend, on se dit que c’est juste qu’il faut un temps d’adaptation. Et au fur à mesure, on réussit à prendre du recul et on se rend compte de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Bref, des violences, on en a tous vécu de près ou de loin. Mais l’objectif de l’association est de créer un élan pour aller vers plus de positif, plutôt que de plomber l'univers de la cuisine en racontant à chaque fois nos témoignages. On veut être les porte-paroles du changement !

« L'objectif de l’association est de créer un élan pour aller vers plus de positif, plutôt que de plomber l'univers de la cuisine en racontant à chaque fois nos témoignages. On veut être les porte-paroles du changement ! »

Trouvez-vous que les mentalités évoluent aujourd’hui ?

Marine : Quand je parle de mon parcours avec mes élèves, ils ne me comprennent pas. Comment mes collègues et moi-même avons pu accepter de faire 5 coupures dans la même journée ? Comment peut-on travailler autant sans être payé ? Ça les dépasse. C'est une génération qui ne se laisse pas faire et ils ont entièrement raison, ils ont le cran que nous n’avons pas eu. On a l'impression qu’ils sont scotchés à leurs téléphones, à Instagram, mais en fait pas du tout. C'est une génération engagée écologiquement, politiquement, et même sur des questions sociétales. Donc oui, il y a une évolution des mentalités et nous devons les accompagner là-dedans. C’est notre rôle !

Laurène : Moi je dirais que ça va à deux vitesses. Il y a eu ce qu'on appelle le « #MeToo de la restauration » qui a enclenché des choses. Le COVID aussi a joué un rôle, tout le monde a eu du temps pour prendre du recul sur la situation, notamment les jeunes. Donc effectivement, ces derniers sont plus exigeants envers les entreprises, ils imposent beaucoup plus leurs conditions avant l’embauche. Comme il y a actuellement une crise de l’emploi dans le secteur, les restaurants ont beaucoup de mal à trouver du personnel, et n’ont pas d’autres choix que de s’adapter au marché. Ça, c'est hyper positif. Cependant, à la fin de nos interventions dans les écoles, nous faisons circuler des petits papiers sur lesquels les jeunes peuvent écrire des anecdotes, des témoignages ou poser des questions. Et là, on constate qu'il y a encore beaucoup trop de jeunes qui subissent des violences physiques ou morales avec des comportements malveillants dans les entreprises. C'est systémique : à chacune de nos interventions, on constate des témoignages, qui sont même des témoignages assez graves.

Bondir.e est initialement un collectif de femme. Est-ce que les hommes sont moins concernés par le sujet des violences en cuisine ?

Laurène : Je pense qu'au début, il y a eu ce besoin de sororité, de se retrouver entre femmes parce que, évidemment, c'est un milieu assez masculin. Mais nous avons toujours été très ouvertes et des hommes commencent d’ailleurs à nous rejoindre. En revanche, oui, c’est un sujet qui les touche moins, donc ils en parlent moins. D'ailleurs, c'est aussi de là que vient le problème ! C'est évident que le jour où ils prendront vraiment le sujet à bras le corps, les choses vont rapidement changer dans la société.

Marine : Il me semble que les hommes se sentent peu concernés par ce sujet. Je le vois au quotidien, dans ma carrière professionnelle : c'est un milieu complètement machiste. C'est évident que quand on est une femme, pour accéder à des postes, il faut en faire beaucoup plus que les autres. On nous laisse souvent les postes de pâtisserie, de garde-manger… En revanche, il nous est beaucoup plus difficile d'accéder à un poste de cuisson. Du coup, les femmes compensent en travaillant énormément pour « faire leurs preuves » et ne se sentent jamais légitimes. On leur fait sentir qu'elles ne le sont pas, d’ailleurs ! En fait, c'est un sujet qui représente bien la société actuelle, la place de la femme dans la société. La plupart des hommes pensent que la parité hommes-femmes est déjà équilibrée, alors que c'est loin d'être le cas. Cependant, d’après les témoignages qu'on reçoit et de ce que j’ai pu voir, la violence en cuisine touche également les hommes. Mais généralement, c’est lié à l’homophobie ou au racisme.

« Il est temps de se rendre compte de certaines réalités pour enfin faire bouger les choses ! »

Une mesure pour faire évoluer la situation ?

Marine : L’éducation, bien sûr. Il faut revoir le programme. Avant de former des cuisiniers, on forme avant tout des citoyens. Toutes ces questions autour de l’égalité sont des sujets importants qui devraient être traités dès le plus jeune âge. Nous, on accueille au lycée des futurs cuisiniers qui ont entre 16 et 17 ans. C'est de jeunes adultes, c’est déjà quasiment trop tard pour faire le travail. Il faut des actions de sensibilisation dès la maternelle. Je pense que ça va au-delà de la cuisine, c'est une question sociétale de la place de la femme dans la société. On doit se demander aujourd’hui : donne-t-on les mêmes chances de réussite à nos petites filles et à nos petits garçons? Et au niveau du lycée et du post-bac, on devrait apprendre à nos jeunes filles à connaître leur valeur ajoutée et à savoir faire des entretiens d'embauche. Savoir négocier son salaire, avoir conscience de ses compétences, qu’elles puissent se dire : « Je n'ai pas besoin d'en faire plus, je suis aussi compétente qu'un homme, je n'ai pas à me dévaloriser, j’ai le droit de viser un poste à responsabilité ».

Laurène : Ce n’est pas une mesure, mais j'aimerais bien que les clients prennent conscience de ce qui se passe dans les cuisines. On parle beaucoup du prestige des chefs, on les met sur des piédestaux. Quand il y a des témoignages de violences en cuisine dans certaines grandes maisons, j'aimerais que les clients les boycottent pour qu'on puisse enfin faire changer les choses. S’il n’y avait pas autant de monde dans leur restaurant, certains chefs se remettraient peut-être en question. Notre but avec Bondir.e n’est pas de venir pointer du doigt toutes les mauvaises entreprises. Nous avons plutôt envie d'être positives dans notre manière de parler de la restauration, car nous n’avons pas envie de plomber son image. Mais des articles de presse sur les violences, il y en a eu plein, c'est juste que la société ne veut pas les voir. On veut garder l'image un petit peu magique des chefs, des étoiles, etc. Mais il est temps de se rendre compte de certaines réalités pour enfin faire bouger les choses !

Pour en savoir plus, écouter l’intégralité de l’épisode podcast Sur le Grill d’Écotable [Décryptage] - #77 - Violences en cuisine : où en est-on ?

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